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Non photo

Une de mes photos les plus importantes de ces derniers mois est une photo que je n’ai pas prise. Je la visualise parfaitement, elle est figée dans mon cerveau.
Nous sommes en Belgique, à la sortie de Charleroi, juste après les usines Arcelor Mittal. C’est un point de vue frontal sur une rangée de maisons mitoyennes en briques rouges, des maisons d’ouvriers, étriquées, sans jardins et à même le trottoir. La lumière latérale d’un soleil encore haut rase les briques et souligne leurs infimes volumes. Coincée entre la route et les maisons, abritée du soleil par un parasol jaune et blanc, une famille s’est installée dans des sièges de jardin sur le mince trottoir. C’est l’heure de l’apéritif. Une femme en bleu au centre du groupe attire l’attention par sa stature, dans tous les sens du terme, elle regarde le photographe d’un air de défi. Elle semble dire, « eh quoi ? on n’a pas le droit d’être là ? et toi qui es-tu pour nous dévisager ? »

Cette photo n’existe pas. Je ne sais si la description en donne une bonne idée, mais elle aurait sans aucun doute été une des photos les plus fortes que j’aurais prise au cours de ce voyage, une des plus fortes tout court d’ailleurs. Je ne l’ai pas prise. Je l’ai vue, j’ai vu ce regard de défi, et je n’ai pas pris la photo. Ça aurait été une photo volée, par la fenêtre de la voiture. Ça aurait été comme être au zoo. Je n’ai pas sentit que j’avais le droit de la prendre. Est-ce une erreur ? Qui suis-je pour les dévisager ? Pire, qui suis-je pour les photographier ? Je ne connais rien de leurs vies, je ne fais qu’imaginer leur précarité. Quelle précarité d’ailleurs ? Ils paraissent heureux.

Cette image est nettement imprimée dans ma tête : le rouge des briques, le jaune du parasol, le bleu ciel du T-shirt de la dame, la lumière dure et rasante. Facile d’imaginer la perfection d’une image qu’on n’a pas prise, mais dans ce cas précis tous les éléments étaient là, aussi bien en termes de sujet, de couleurs, de lumière et de composition pour faire une grand image. J’aurais pu en tirer une certaine fierté.
Je me dis que, par exemple, Martin Parr, n’aurait pas hésité à la prendre. Je ne suis pas Martin Parr.

Tout ça pour dire que cette non photo m’a remis en question. Je me suis senti jugé d’avoir jugé ces gens. J’ai réalisé que l’approche change radicalement la réponse, la réaction des gens. Mon propre malaise face à ces situations rejaillit dans ces regards de défis. La vraie façon humaniste de prendre cette photo aurait été de s’arrêter, de discuter, de partager peut être un verre au bord de cette route, et de demander si je pouvais prendre la photo. La version volée par la fenêtre de la voiture aurait été forte, mais m’aurait laissé un arrière goût de mensonge, de manque d’honnêteté, de jugement à l’emporte pièce, de tourisme social.

Il me reste encore beaucoup de travail, et pas du côté de la photo.

Je me contenterai donc de celle-ci, prise à Oostende.